6. Et Dieu créa Alice
Alice faillit tomber à la renverse en découvrant sa sœur encore au lit le lendemain matin.
– Qu’est ce qui t’arrive ? s’inquiéta-t-elle.
– J’ai mal à la gorge.
Elle s’assit au bord du lit. Riley était enveloppée dans son vieux couvre-lit en patchwork décoloré. Jamais elle ne l’avait vue rester à l’intérieur par un si beau temps. Elle posa la main sur son bras, puis sur son front.
– Tu es chaude.
– Pas de vulgarité, s’il te plaît !
– Ma sœur, au lit, c’est un scoop. D’habitude, ce n’était pas un coup de froid qui arrêtait Riley. Elle pouvait se baigner dans l’eau glacée, attraper un rhume terrible et recommencer le lendemain. Mm !…
Alice voyait bien que chaque syllabe lui coûtait.
– Tu as pris quelque chose ? Je vais te chercher un Advil et du jus d’orange.
Riley ne prenait jamais de médicaments. Elle n’aimait pas avaler des cachets.
Lorsque Alice revint avec le verre, elle était encore plus emmitouflée dans sa couverture.
– Ce n’est pas si désagréable d’avoir de la fièvre. Je fais plein de rêves.
– De beaux rêves ?
– Certains. Toutes sortes de rêves. On ne peut pas vraiment faire le tri.
– Tu veux que je reste avec toi ?
Si elle avait été à sa place, elle aurait aimé que Riley lui tienne compagnie et qu’elle ou sa mère lui prépare une bonne tisane, mais sa sœur n’avait jamais aimé être maternée.
– Non, ça va. Je serai sur pied demain.
– Tu es sûre ? Tu ne veux pas que j’appelle le Dr Bob ?
– Pas de docteur.
– Et une petite tartine grillée ?
– Non merci.
– Un bol de Rice Krispies, alors ? Non.
– De la soupe à la tomate ?
– Alice, tu peux me laisser, s’il te plaît ?
Lorsqu’elle revint la voir après le déjeuner, en sortant de son babysitting chez les Cohen, Riley n’était plus dans son lit, ce qui la rassura. Elle était sans nul doute perchée sur sa chaise de surveillante de baignade. Alice se rendit chez Paul par le chemin de derrière.
– Y a quelqu’un ?
– Monte, cria-t-il de sa chambre.
Il était à son bureau, avec son portable en veille au milieu de toute sa paperasse éparpillée. Elle remarqua une mèche de cheveux qu’elle n’avait pas assez coupée, mais n’en dit rien.
– On va se balader jusqu’au phare ? lui proposa-t-elle.
Il secoua la tête.
– On va se chercher un sandwich au saucisson ?
– C’est tentant, mais non. Il faut que je finisse mon boulot.
Aujourd’hui, elle avait la nette impression de se voir opposer un refus à tout ce qu’elle proposait.
– Tu as fait combien de pages ?
– Hier soir, j’en étais à la page sept. Maintenant, j’en suis à la trois.
– Je crois que tu es parti dans la mauvaise direction.
– J’ai tout effacé, c’était nul.
– Pas de sandwich, alors ?
– Tu veux bien m’en rapporter un ? Elle le regarda, vexée.
– OK. C’est pas grave.
En regardant les eaux grises de l’océan par la fenêtre, elle remarqua une silhouette enveloppée dans une couverture. Elle réalisa alors que c’était le couvre-lit en patchwork de Riley et qu’il devait donc s’agir de sa sœur.
Elle laissa Paul à son travail et sortit sur la plage. En approchant, elle vit sa sœur recroquevillée dans les dunes, face à la mer, mais les yeux fermés. Elle commençait à paniquer quand Riley ouvrit les paupières et lui sourit.
– Comment tu te sens ? lui demanda-t-elle.
– Bien.
Elle s’assit, serrant son patchwork autour de son cou.
Ses yeux brillants et ses joues rouges trahissaient qu’elle avait de la fièvre.
– Tu es sûre ?
Elle regarda autour d’elle.
– Mm ! je te confirme que je fais de très beaux rêves.
Alors, Paul, c’est comment, la Californie ? demanda Judy, curieuse.
Alice, qui était en train de couper des tomates pour la sempiternelle salade du samedi soir, avait un peu pitié de lui.
– C’est fini. Je suis parti.
– Pour de bon ?
– Je crois, oui. Ah bon ?
– Je crois.
Pour dîner avec eux ce soir, Paul devait subir l’interrogatoire parental, c’était le prix à payer. Mais finalement ça ne déplaisait pas à Alice. Jamais elle n’aurait osé poser de telles questions, cependant elle avait très envie d’en connaître la réponse. C’était pareil au lycée, malgré sa curiosité, elle n’osait jamais demander à ses amis à quelle université ils postulaient. Et ce soir, elle se sentait un peu coupable de laisser sa mère faire le sale boulot.
– Riley nous a dit que tu travaillais dans une ferme.
Paul eut un sourire amusé.
– Plusieurs fermes. Ah ?
– J’avais monté un projet, dans le cadre d’une action gouvernementale, mais finalement il n’a pas été retenu.
– Désolée de l’apprendre. On trouve ça très bien que tu sois fidèle à tes idéaux, tu sais ? fit Judy découvrant dans un sourire ses dents maculées de rouge à lèvres orange.
Alice se mordit l’intérieur de la joue.
– Mm ! ouais.
– Tu me rappelles ton père, affirma Ethan, dans ce qu’il avait de mieux.
Mais Paul restait fermé.
– Oui, c’était aussi un pro des ratages politiques, répliqua-t-il.
Alice vit l’émotion se peindre sur le visage de son père. Il avait été très affecté par ce qui était arrivé à Robbie et il adorait Paul. Riley se décrivait toujours comme le fils qu’il n’avait jamais eu, alors qu’en réalité ce fils, c’était Paul.
Pourtant celui-ci ne cessait de le repousser.
Il y avait eu une époque où cet attachement était réciproque. Paul s’était accroché à Ethan comme une moule à son rocher, il imitait ses moindres gestes, reprenait ses idées et ses expressions. Mais par la suite, il s’était éloigné de lui. Alice n’aurait su dire quand exactement. Elle avait mis cela sur le compte de la crise d’adolescence. De la grande rébellion de Paul.
Mais cela continuait. Elle se demandait pourquoi. Elle les regarda, tour à tour.
– Vous savez si Riley dîne avec nous ? demanda Judy.
Alice monta la voir dans sa chambre. Elle la trouva au lit avec son ordinateur portable sur les genoux. Riley avait des horaires assez fantaisistes et elle avait tendance à ne pas trop se montrer quand ses parents étaient là. Alice comprit alors qu’elle n’avait pas dit à sa mère qu’elle était malade.
– Tu dînes avec nous ? Non.
– Comment tu te sens ?
– Bien, répondit sa sœur sans même lever la tête.
Il n’y avait pas de places attribuées à table. C’était une table ronde, en bois de couleur chaude, tellement rayée et abîmée qu’on ne distinguait plus la surface d’origine. Les chaises étaient des reproductions de style Windsor, achetées en solde chez Mac’s une dizaine d’années auparavant. Alice avait arpenté les allées du grand magasin, découvrant avec ravissement les décors de salon ou de chambre, agrémentés de plantes en plastique et de télés factices. Elle s’asseyait dans un canapé, s’allongeait sur un lit, s’imaginant une nouvelle vie chaque fois. C’était drôle de voir tant de pièces minuscules coexister dans un immense espace, sans murs pour les séparer. Voilà le seul souvenir qu’elle avait d’un achat de meubles en famille.
Il y avait une immense baie vitrée au dessus de l’évier, mais elle ne donnait que sur les roseaux, avec une vue partielle de la maison de Paul. Les placards et le plan de travail étaient en Formica blanc tout rayé et déformé, laissant apparaître par endroits l’aggloméré gonflé par l’humidité. Alice savait que sa mère rêvait de beaux placards et d’un évier en Inox étincelant comme ceux de leurs voisins. Mais son père répliquait toujours : « Judy, c’est une maison de vacances », comme si c’était la seule et unique explication à cette vétusté.
C’était intéressant de voir jusqu’où les gens pouvaient aller pour se justifier. Son père tenait de longs discours pour étayer sa théorie du confort Spartiate et dénoncer la vulgarité des maisons de vacances trop luxueuses. Elle se demandait s’il changerait d’avis avec un million de dollars en poche.
Paul avait adopté la même philosophie, alors qu’il possédait vraisemblablement cette somme sur son compte. Mais il avait des principes, tandis que son père avait ses raisons. Et tous les deux, ils avaient leur fierté.
Leur maison avait été bâtie dans les années 1970, sans faire grand cas du design ou de la qualité des matériaux. Le bois le plus mince, le lino le plus moche, les équipements les moins chers. Les poignées de porte paraissaient légères et tremblaient sous la main. À se demander si le constructeur l’avait fait exprès. Riley en était intimement persuadée. Mais, même si Alice était consciente de tout cela, c’était l’endroit au monde qu’elle préférait et il lui manquait dès qu’elle s’en éloignait.
Il y avait trois petites chambres au premier étage et une minuscule au rez-de-chaussée. Elle avait tour à tour servi de labo photo, d’atelier de peintre, de studio d’enregistrement et avait même accueilli, brièvement, un métier à tisser. Tout cela au gré des hobbies éphémères et des délires soudains de son père. Les délires requérant des aménagements plus farfelus et des équipements plus coûteux encore que les hobbies. Aujourd’hui, cette pièce abritait les vestiges de cette histoire mouvementée, avec, en outre, une caisse d’haltères, et finissait sa carrière en tant que débarras.
Alice se doutait que si c’avait été sa mère qui avait hérité cent mille dollars de son père en 1981, elle aurait fait de cette pièce une chambre d’amis, un petit salon ou, mieux, un bureau pour y écrire ses articles et bouquins. Le père d’Alice n’était pas très bien payé en tant que prof, mais son grand-père avait été un avocat de renom. Et même si papy Joseph était un parieur invétéré, il leur avait permis d’acheter cette maison et, ce faisant, d’accéder à ce monde prospère qui n’était pas le leur.
Le seul grand luxe de cette maison était la bignone qui courait le long de la clôture et grimpait sur la charmille, et dont les exubérantes fleurs orangées attiraient une multitude de colibris. C’était un mystère qui les laissait tous sans voix. Leurs plants de tomate en pots jaunissaient, leurs pervenches fanaient, leur basilic s’étiolait. Toutes leurs plantations dépérissaient immanquablement, et la seule plante dont ils ne s’occupaient pas prospérait.
Certaines de ses branches étaient si lourdes que la clôture ployait sous leur poids. Alice et son père se chargeaient donc de les tailler, attaquant leur seule gloire à grands coups de sécateur. Mais les fleurs revenaient, toujours plus abondantes, comme les enfants que l’on repousse ou les désirs que l’on refrène.
Sur la façade sud, toutes les fenêtres du premier étage, y compris celles de la chambre d’Alice, donnaient sur la superbe villa de Paul, ses deux étages, son toit de bardeaux. Il y avait quelque chose de tolstoïen à comparer la beauté presque parfaite qui s’en dégageait à la simplicité accueillante de leur propre maison. L’extérieur de la villa faisait partie de son paysage, mais elle en connaissait à peine l’intérieur. Le soir les fenêtres étaient rarement éclairées, si bien qu’on ne pouvait pas voir au travers. Pour chaque millier d’heures que Paul avait passé chez elle, elle avait dû passer une heure chez lui. Sa villa déserte contemplait l’océan, et ils la contemplaient.
On aurait pu croire qu’elle avait été construite après la leur – c’était une manie sur cette île, les uns essayaient toujours de voler la vue des autres. Mais, en réalité, la villa de Paul datait des années 1920, même si elle avait dû être reconstruite et légèrement déplacée après la tempête de 1938. Le constructeur de leur misérable demeure avait délibérément choisi de l’installer dans l’ombre d’une bâtisse plus vaste et plus cossue. Ce qu’Alice interprétait comme une preuve supplémentaire de son manque d’amour-propre.
– Alors, Paul…
Judy reprit son interrogatoire avec une vigueur renouvelée en attaquant les côtes de porc au barbecue d’Ethan, sèches et dures comme des semelles.
– Qu’est ce que tu vas faire à la rentrée ? Paul aurait pu jeter son assiette par terre pour lui dire de lui lâcher les baskets, mais il était toujours plus patient avec elle que ses propres filles.
– Il faut que je finisse un mémoire pour l’université de Berkeley et j’espère pouvoir m’inscrire en maîtrise de philosophie et sciences politiques.
Judy marqua son approbation d’un vigoureux hochement de tête. Elle avait toujours eu de grands projets pour Paul.
– Et tu voudrais la faire dans quelle fac ? demanda prudemment Ethan.
Le regard d’Alice allait de l’un à l’autre comme si elle assistait à un match de tennis. Enfin, c’était plutôt un match à deux contre un, et elle soutenait clairement le joueur solitaire.
– J’ai reçu une réponse de principe de l’université de New York. L’un de mes profs de Berkeley est parti là-bas et il a appuyé ma candidature, expliqua-t-il. Je pense y faire ma maîtrise.
Alice ouvrit la bouche, mais sa mère la prit de vitesse.
– Oh, mais c’est génial ! s’écria-t-elle. Tu seras avec Alice, alors ! Vous pourrez vous voir souvent.
Elle couva sa fille d’un œil empli de fierté.
– Sauf qu’elle aura un emploi du temps chargé. La première année de droit, tu sais ce que c’est !
– Alors, comme ça, tu vas faire du droit ? Paul l’entraîna hors de la maison dès qu’ils eurent fait honneur aux côtes de porc de son père.
Elle cligna des paupières, sans trouver quoi répondre. La franchise et la brutalité de la question l’avaient prise de court. Ils étaient bien loin de leurs sujets de conversation habituels.
– Pourquoi tu ne me l’as pas dit ? insista-t-il. Pourquoi ? Parce qu’il ne le lui avait pas demandé. Depuis quand était-elle censée lui rapporter tout ce qu’elle faisait dans la vie ou, Dieu l’en préserve, lui demander ce qu’il faisait de la sienne ? Elle aurait aimé pouvoir répliquer ça tout haut.
– Paul, se contenta-t-elle de protester. Qu’est ce qui lui prenait ?
– Du droit, répéta-t-il.
– Oui, où est le problème ?
Il secoua la tête comme si cela posait une telle quantité de problèmes qu’il était impossible de les énumérer. Il se dirigeait vers la plage, mais finalement fit demi-tour et prit le chemin du village. Ce n’était pas une conversation qu’il souhaitait avoir en terrain sacré.
– Tu veux devenir avocate ?
– Tu dis ça comme si j’envisageais de devenir braqueuse de banque !
– Je préférerais mille fois que tu braques des banques !
Les muscles de sa mâchoire étaient crispés, ses sourcils se rejoignaient au-dessus de son nez. Soudain transparaissait toute la violence qui effrayait la plupart des gens.
– Et puis, il y a plein de gens qui font du droit sans pour autant devenir avocats.
– Quel ramassis de conneries. Non, ce n’est pas toi qui parles, là.
Elle tourna les talons et le planta là. Elle ne supportait plus qu’il la traite ainsi. Il lui prit la main pour la retenir.
– Alice. Attends, s’il te plaît. Excuse moi. Elle avait un poids sur la poitrine, et sa propre réaction l’énervait. Qu’est ce qu’il en avait à faire, d’abord ? De quoi se mêlait il ? Et si sa vie l’intéressait tant que ça, pourquoi l’avait-il abandonnée si longtemps ?
– Il y a des tas de gens qui font des études de droit, tu sais. Il n’y a rien d’anormal à ça.
– Oui, mais pas toi.
– Pourquoi pas moi ?
– Parce que !
Sa désapprobation lui avait fait monter les larmes aux yeux. Elle se mordit la joue pour ne pas pleurer. Le pire, c’est qu’elle se figurait qu’il serait impressionné en apprenant la nouvelle. Elle aurait aimé qu’il pense qu’elle était intelligente. Et voilà qu’elle se trouvait stupide.
– Tu n’es pas vraiment normale.
– Merci.
– Non, je t’assure. De toute façon, la normalité n’a rien d’intéressant. Pourquoi voudrais tu gâcher tes possibilités ?
– Gâcher ?
Elle le dévisagea d’un œil incrédule.
– Tu sais comme c’est difficile d’entrer dans une bonne fac de droit ? Tu n’as aucune idée du travail que j’ai dû fournir !
– Tu as raison, je n’y connais rien.
Il lui tenait toujours la main en signe de conciliation, en la serrant juste un peu trop fort. Ils passèrent devant la poste et la mairie. Il avait toujours peur qu’elle fasse demi-tour.
– Et pourquoi n’aurais je pas le droit de réussir ? Pourquoi n’aurais je pas le droit de bien gagner ma vie ?
– C’est des conneries, tout ça.
Même quand il essayait d’être gentil, il était blessant.
Elle se dégagea de son emprise.
– Pour toi, peut-être. Mais la plupart des gens ont besoin de gagner leur vie. L’argent aurait sans doute plus de valeur à tes yeux, si tu en avais moins.
– Je me contenterais bien de moins, mais je ne l’en aimerais pas plus.
C’était lui qui la suivait maintenant, sur les planches, en direction de l’embarcadère des ferries.
– Écoute, reprit elle en marchant d’un pas vif, sans même le regarder. Les avocats ne sont pas tous comme ceux de ton grand-père, qui t’envoient des chèques et qui harcèlent ta mère.
Il resta un moment silencieux.
– Je sais. Je sais bien que tu ne seras pas comme eux.
Elle hocha la tête, embarrassée. C’était rare qu’elle obtienne quelque chose de lui.
– Mais ils essaieront de te pervertir. Tu le sais bien. Tu seras obligée de porter les mêmes tailleurs, les mêmes chaussures et tu n’en sortiras jamais vivante.
– Paul.
– Je suis sérieux. On te paiera pour te battre contre un adversaire. Tu seras obligée de te méfier de tout le monde, de toujours chercher le point faible des gens. Toi qui es une optimiste, ça te détruira.
– Mais non, je ne suis pas si fragile, se défendit-elle.
Il parvint à lui reprendre la main. L’obligea à s’arrêter.
– Tout le monde est fragile. Tout ce qui est beau est fragile.
Elle se mordilla la joue. Regarda ses pieds. Essaya de ravaler ses larmes avant de relever la tête.
– Si on allait pêcher des crabes ?
Elle s’avança jusqu’à un réverbère au bout du ponton et lui montra les petites silhouettes rampant sur leurs longues pattes. Les crabes n’étaient vraiment pas malins. Attirés par la lumière, ils faisaient une proie facile la nuit.
– D’accord, acquiesça-t-il.
Elle voyait bien qu’il rechignait à clore la conversation, si pénible soit-elle. Mais il paraissait aussi soulagé de revenir dans leur petit monde habituel.
– J’ai laissé mon filet chez toi.
– Depuis trois ans ?
– Ouais. Je préviens Riley ?
– Non, elle était fiévreuse aujourd’hui. Mieux vaut la laisser dormir.
Alice avait un seau violet. Les jambes bronzées. Il la regardait se pencher, tenant le réverbère d’une main, prête à plonger son filet – ou le sien, pour être précis dans l’eau. Et ces idiots de crabes claquaient des pinces dans son seau.
Que pouvait il lui dire ? Jusqu’où pouvait il aller ?
Pouvait il lui avouer qu’il croyait en elle ? Qu’elle n’avait pas le droit de gâcher ce qui la rendait si spéciale, cette « alicité » qui lui était si chère ? Qu’il la connaissait depuis le jour de sa naissance et qu’il avait foi en elle ? Qu’elle était son double positif, son ange rédempteur ?
Il savait qu’il en demandait trop.
– Ils restent avec le même partenaire toute leur vie, non ? marmonna-t-il dans sa barbe en désignant son seau.
Je crois que tu confonds avec les homards. Elle avait l’ouïe de Super Jaimie. Elle entendait toujours le moindre mot qu’il murmurait.
– T’es une vraie chochotte.
Il était un peu « chochotte », il l’admettait. Riley pouvait facilement oublier de se laver les mains après avoir vidé un poisson. Alice écrasait sans hésitation un cafard de un centimètre de long pied nu. Il avait honte de l’avouer, mais il n’aimait pas tuer des êtres vivants.
– Jamais plus je ne toucherai aux crabes farcis de ton père. Hé, regarde, en voilà un !
Il essayait de les repérer pour elle, mais le cœur n’y était pas.
– Il est minuscule !
Il était désolé pour les crabes, mais soudain il réalisa qu’il était presque heureux. Il était là, tranquille, les pieds pendant dans le vide, au bord d’une baie magnifique. Alice était à côté de lui, avec son air féroce de prédateur et ses grands yeux dorés qui étincelaient dans le noir, scrutant les rochers. Son bonheur aurait été vraiment complet si Alice avait continué de pêcher les crabes, sans en attraper. Pas étonnant qu’il ne s’en sorte pas mieux dans la vie.
– Alors tu vas revenir à New York ? fit-il.
Maintenant qu’il avait percé un trou dans le mur qui le séparait de l’autre partie de sa vie, il était tentant de jeter un petit coup d’œil de l’autre côté. Il faudrait cependant qu’il colmate la brèche assez vite.
– Ouais. Tu l’as vu, celui-là ? Il était énorme !
– Tu sais où tu vas vivre ?
Elle le dévisagea de ses yeux de renard.
– J’ai deux copains de lycée qui vont louer un truc à Greenpoint. Il y a de la place pour une troisième coloc.
– Quels copains ?
Il commençait à être plus à l’aise. Il l’imaginait dans cette autre vie. Une vie où elle devrait porter des chaussures…
– Olivia Baskin et Jonathan Dwyer. Tu ne les connais pas.
D’accord, il ne connaissait pas ce Jonathan, mais ça ne l’empêchait pas de le détester. Dans un soudain accès d’hypocrisie, il refusait d’imaginer qu’un autre homme puisse être son ami et envisage d’habiter avec elle. L’idée lui était insupportable. Pourtant, combien de nuits avait-il passées dans la même pièce qu’Alice ?
Comment pouvait il sciemment déclarer être son ami, tout en ressentant ce qu’il ressentait pour elle ? Peut-être était ce pour cela qu’ils ne parlaient jamais de leurs vies respectives.
Pouvait il se permettre de lui dire de ne pas aller en fac de droit et de ne pas habiter avec ce Jonathan ? Il ne pourrait pas vivre si près d’elle tout en sachant qu’elle faisait cela. Peut-être qu’il était mieux en Californie, finalement.
Il avait un jour rêvé que son âme avait pris la forme d’une petite lune, et qu’elle l’avait levée jusqu’au ciel avant de la poser sur sa langue comme une hostie. Elle l’avait avalée et il l’avait ensuite vue briller dans ses yeux.
Elle lâcha le réverbère, visiblement lasse de se battre contre les crabes, et laissa pendre son filet. Elle le regarda, ne sachant quelle attitude adopter, ne sachant comment se comporter avec lui maintenant.
– Et toi ? Tu vas habiter où ?
Ce n’était que justice, quand on prenait la liberté de poser des questions, d’y répondre également.
– Il faut d’abord que je sois officiellement admis en maîtrise. Je dois finir mon mémoire pour obtenir ma licence. Ils sont très pointilleux sur ce genre de trucs.
– C’est ce que tu es en train de rédiger. Oui.
Elle lui tendit son filet et s’assit à côté de lui.
– Et après… je chercherai un appart, j’imagine. Peut-être à Brooklyn, poursuivit il.
En réalité, il n’y avait jamais réfléchi avant. Il ne s’était même pas posé cette question.
L’odeur de crabe qui montait du seau trompait son inconscient en lui faisant croire que rien n’avait changé, que le temps s’était figé. Mais la personne assise à côté de lui, avec ses projets et ses intentions, avait l’effet inverse. Ils n’avaient plus les mêmes discussions qu’autrefois. Soudain l’avenir se déployait devant eux, sans prévenir. Il avait l’impression de vivre dans le passé, le présent et le futur en même temps.
Elle jeta un coup d’œil dans le seau. Il la regarda avec attention se lever, s’accrocher du bout des orteils au bord du ponton, puis lever le seau, écarter la poignée blanche et le renverser pour libérer les crabes, qui regagnèrent aussitôt leur cercle de lumière.